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L'histoire du Bois des Moutiers

Texte de Solange Louvet et Jacques de Givry
« Persicaire, vous avez oublié ce parc, »… « Je suis certain de m’y être promené, un soir, avec vous. Il descendait jusqu’au bord de la mer »…
« C’était, Persicaire, un vaste domaine, au crépuscule : une aube de la nuit. On n’entendait pas la mer. On traversait, si je m’y retrouve, quatre petites cours de cloître à l’italienne. Attendez, on tournait à droite… une cour de volubilis et d’héliotropes…je compte sept marches. Nous entendîmes jouer du piano. »
Qui n’éprouverait, à la simple lecture de ces quelques lignes, une impression d’évasion vers ce qu’une autre époque appelait le Merveilleux, vers le pays enchanté des légendes et contes ?
Cette évocation fut écrite par un jeune poète, Jean Cocteau, grand ami de ses aînés Picasso et Stravinsky, en 1913 -La date du « Sacre du Printemps »- après une visite en compagnie d’André Gide (Persicaire) et de Jacques-Emile Blanche. Mais il n’imaginait et n’inventait rien : ni le Haut Lieu privilégié dont la nuit prochaine enrichissait le mystère, ni la mer invisible et silencieuse -si proche et si discrète- ni l’harmonie qui régnait entre les jardins, les cours intérieurs, les terrasses, les échos d’un piano, les arbres et les fleurs : c’est que l’histoire du Bois des Moutiers est elle-même un conte.
Imaginez un vaste terrain partiellement planté de pins et de chênes, sur lequel se trouvaient diverses constructions de valeurs très inégales, l’ensemble inspirant le regret qu’une telle surface – plus de dix hectares- n’ait pas reçu meilleur utilisation. Elle offrait en effet à première vue l’avantage d’une excellente accessibilité malgré un relief varié et l’attrait d’admirables perspectives sur la mer et la campagne. Un tel site na pouvait manquer, tôt ou tard, d’éveiller la curiosité, puis l’admiration et l’intérêt d’un amateur averti et capable d’en imaginer les multiples formes d’utilisation.
En 1897, le coup de foudre frappa miraculeusement l’homme doué des qualités et disposant des moyens nécessaires pour assurer à ce paysage idéal une mise en valeur digne de sa beauté. Pour que ce but fût, il fallait également- sinon surtout- être doué de la sûreté de goût indispensable pour veiller à ce que les aménagements apportés à la nature puisse, tout en la respectant, la faire encore plus accueillante et plus belle.
C’est à Guillaume Mallet, âgé alors de 38 ans, que revinrent l’initiative et l’honneur d’entreprendre et d’organiser l’ensemble des travaux qui aboutirent, en quelques années, au cadre architectural et naturel que nous admirons aujourd’hui. Un séjour à l’âge de onze ans à l’île de Wight l’avait familiarisé très tôt avec un certain art du jardin anglais, conçu de telle manière que le souci ornemental et esthétique fût toujours compatible avec l’exaltation de la nature. Cette expérience, il ne l’oublia jamais. Elle fut certainement l’un des éléments qui inspirèrent quelque vingt ans plus tard sa décision de créer le Bois des Moutiers.
Ancien officier de la cavalerie, lié par sa famille à la grande banque protestante française – bien qu’il se sentît peu attiré par les spéculations financières qu’il ne pratiqua jamais- disposant d’un large cercle d’amis dans les milieux artistiques et littéraires, tant britanniques que français, il put s’assurer le concours de personnalités dignes de toute sa confiance, sans cependant cesser jamais d’être le maître de l’ouvrage.
En 1898, il fait la connaissance du jeune architecte britannique Edwin Lutyens – de neuf ans son cadet -, qu’il s’était rendu à Paris pour présenter le projet du Pavillon Anglais de la future Exposition Universelle de 1900. Devinant ses exceptionnelles capacités (qu’une brillante carrière devait bientôt couronner), il confie la construction de la maison et de l’armature architecturale des divers jardins (terrasses, arcades, cours intérieures, escaliers). Selon les idées de William Morris (1838-1896), fondateur du mouvement britannique « Art and Crafts » dont Lutyens est l’un des principaux représentants, la maison, qui tiendra bien d’avantage du manoir ou du cottage que du château ou du palais, sera l’œuvre commune de l’architecte, de l’artiste, mais aussi de l’artisan, avec des aménagements intérieurs (cheminées et plaques de plâtre colorées du sculpteur Préraphaélite anglais Robert Anning Bell, boiseries et meubles de Ambrose Heal et Morris&Co, tapisserie de Burnes Johns…), harmonieusement assortis. Et le caractère assez formel des jardins qui l’entourent sera tempéré par la variété, l’originalité et parfois l’exotisme des espèces végétales qu’ils contiennent.
Aussi bien l’architecte s’attache-t-il à grouper autour de lui pour l’élaboration des plans les meilleurs paysagistes et spécialistes des jardins de l’époque (britannique comme lui-même, notamment William Robinson ; et Gertrude Jekyll pour le choix rigoureux des espèces, le disposition des plantes et des fleurs et l’harmonie des couleurs, adoucissant les grandes lignes géométriques et spatiales par des végétations abondantes, inspirées des « cottage garden »
Les tâches ainsi divisées, la coordination était bien entendu assurée par Guillaume Mallet. Moins d’un an après avoir acquis le terrain, il entamait donc activement la réalisation de l’objectif qu’il s’était fixé : convertir un ensemble de bois et de friches en un domaine intégrant maison, jardins et parc dans un paysage renouvelé mais respectueux du relief et du caractère original. En somme, exploiter pleinement, pour leur permettre de donner toute leur mesure, les trois éléments exceptionnels réunis par la nature : un site incomparable ; un sol acide et un climat propice à la culture ou à la plantation des espèces les plus variées.
Au Bois des Moutiers, Maison, jardins, parc n’ont jamais été conçus comme formant trois entités séparées ; en fait, on ne saurait évoquer, ni même imaginer aucune d’elles sans les deux autres. Si la maison est évidement vouée à être habité, elle n’est guère convenable sans les jardins qui l’encadrent, l’enserrent et s’y introduisent. Maison, jardin et parc, sont ainsi intimement liés, tel que le concevaient Sir Edwin Lutyens et Gertrude, qui inventèrent ici ce qu’on appellera le « Surrey style ». Ils la complètent d’ailleurs également en offrant à des exécutions musicales un cadre naturel idéal : celui où le célèbre quatuor Capet, par exemple, venait parfois se produire en plein air au milieu des terrasses, des fleurs et du silence.
Avec ses vastes proportions, l’extrême variété des espèces de plantes et d’arbres, souvent d’origine exotique ou lointaine, le plan savamment dessiné des chemins ; allées ou sentiers qui le sillonnent et débouchent dans un esprit de découverte et de mystère soit dans une clairière, soit sur la perspective de la mer ou de la campagne, avec son relief capricieux et parfois imprévu, mais qui incline doucement vers la mer, relief marqué de « buttes » ou de « valleuses » souvent creusées par des ruisseaux dont on aperçoit la source toute proche , le parc offre d’abord le charme - spectacle, odeur, fraîcheur - de fréquents dépaysements. Mais pour qui, loin de toute agitation, veut emprunter la voie de l’apaisement, il devient, surtout le soir (à l’heure où Cocteau le découvrait) une suite d’immenses cloîtres végétaux où il se trouvera associé, au sein même de la nature, à la fête silencieuse autant que luxuriante de l’arbre, de la plante et des fleurs.
Aussi bien Guillaume Mallet et son épouse, si leur disposition naturelle les portait vers la beauté sous toutes ses formes d’expression, en particulier la musique, n’ont-ils jamais conçu l’ensemble du Bois des Moutiers comme destiné uniquement à doter une famille d’un lieu de séjour et de repos idéal. L’un et l’autre, doué d’une personnalité riche et exigeante, tournés vers le recueillement, l’austérité, la vie intérieur, voire la réflexion mystique, songeaient dès l’origine que le cadre qu’ils créeraient pourrait accueillir sinon favoriser la méditation d’hommes et de femmes comme eux du souci de la connaissance et du progrès de soi-même.
C’est dans cet esprit de solidarité et de tolérance, esprit qui se gardait de tout prosélytisme en laissant à chacun le loisir de s’adonner selon ses tendances et ses aspirations à ses propres méditations personnelles, que Guillaume Mallet et son épouse pendant les quelques années qui précédèrent la premier Guerre mondiale, s’intéressèrent au mouvement théosophique. Fondée aux Etats-Unis en 1875, transférée en Inde en 1900, la Société de Théosophie connut un certain succès dans les vingt premières années du siècle, notamment en Europe, auprès d’artistes ou de penseurs qui entendaient réagir contre les tendances matérialistes d’une époque séduite par le progrès économique et industriel, mais oublieuse des valeurs morales et philosophiques fondamentales. C’est ainsi que le philosophe autrichien Rudolf Steiner et le peintre russe Vassili Kandinsky lui prêtèrent un moment leur concours. Quant à Guillaume Mallet et son épouse, ils considéraient eux aussi la théosophie non pas comme une religion nouvelle et exclusive, mais comme l’une des voies d’accès ouvertes à tout être animé du désir primordial de son propre perfectionnement spirituel.
Lady Emily Lutyens, convertie à la théosophie par Madame Guillaume Mallet et par Annie Besan, présidente de la société théosophique, fit plusieurs séjours au Bois des Moutiers et dans « la maison des Communes » réalisée, elle aussi par Edwin Lutyens, pour la fille de Guillaume Mallet. Le mystique indien, Jiddu Krishnamurti (1895-1986), considéré comme le grand instructeur Spirituel et grand philosophe Indien y résida également à plusieurs reprises.
La guerre de 1939 devait bouleverser les conditions de vie du Bois des Moutiers. La propriété fut réquisitionnée. Quelques années plus tard décédait à l’âge de 85 ans Guillaume Mallet, le créateur du domaine. Son fils André, et Mary son épouse, revinrent s’installer au Bois des Moutiers en 1954.
Est-il besoin d’évoquer la complexité est l’immensité des travaux qui furent nécessaires pour mener à bien la remise en état des constructions et du parc après tant d’absence ? Tout comme un tableau, une sculpture, une composition musicale, le Bois des Moutiers est une œuvre d’art : mais c’est une œuvre vivante. C’est notamment une célébration de la vie végétale, avec son pouvoir de création de croissance, de renouvellement, d’adaptation aux saisons, mais aussi avec ses fragilités devant les risques toujours menaçant d’intempéries imprévisibles. Ce peut être une période pluvieuse suivie de plusieurs mois de sécheresse, ou la tempête dévastatrice qui décimera un bois entier. Entretenir le Bois des Moutiers est l’œuvre quotidienne à laquelle s’adonnait dès l’origine son créateur et qui a été reprise par ses descendants avec la fidélité aux principes et aux méthodes appliqués pendant plus d’un siècle.
En dehors des travaux de réparation et des aménagements divers, d’importantes mesures de conservation, d’adaptation, d’amélioration ont été décidées tout au long des années par la famille.
En 1975, le parc a été classé, et les façades de la maison figurent désormais à l’inventaire des monuments historiques. C’est depuis 1970 le grand public français et étranger, notamment britannique, qui non seulement admire l’exceptionnel ensemble architectural et naturel mais, en cheminant à travers les multiples allées du parc, en jouissant du calme, du dépaysement, de la beauté des sites et de l’atmosphère incomparable ; offre aux créateurs le plus bel hommage d’admiration et de reconnaissance.
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